Déjà un an qu’ils sont là !
Ce printemps 1941 marque un triste anniversaire : voilà un an que la Belgique a été envahie et vaincue. Les troupes d’occupation sont partout. Assez « courtoises » (par rapport à 1914) à leur arrivée, elles ont cependant durci leur attitude au fil des mois. Si une minorité (de plus en plus forte) de Belges est favorable à l’ordre nouveau, une majorité (de plus en plus grande elle aussi) s’y oppose. L’opposition à l’occupant s’explique largement par des facteurs matériels (pénurie d’aliments et de ressources, lourde contribution financière, etc. ), mais les motifs sont aussi, voire surtout, d’ordre moral et idéologique. Fondamentalement, le Belge tient à sa liberté et a horreur de ces contraintes – interdictions, censure, ordonnances à outrance, etc. – qui, au fil du temps, ravivent sa propension à la grogne. A l’égard des pays voisins, la majeure partie des Belges opposés à l’occupant soutient ardemment l’Angleterre, ne cache pas sa déception envers la France et compatit au sort des Néerlandais.
Le poids de l’occupation
L’occupant est omniprésent et s’immisce dans tous les recoins de la vie quotidienne.
Aux techniciens et ingénieurs belges, il promet monts et merveilles, ce qui favorise la fuite d’une main-d’œuvre qualifiée, attirée en Allemagne par la perspective d’un avenir prometteur et d’une position enviable à son retour dans le pays (lorsque l’Ordre nouveau sera établi).
Dans les entreprises belges qui tournent bien, la présence allemande s’intensifie dans les conseils d’administration. Et comme ce sont les Allemands qui ont la mainmise sur les matières premières, ce sont eux qui mènent la danse.
La justice aussi est sous la coupe allemande. En avril, un Conseil de guerre allemand juge 13 Belges accusés d’avoir caché des aviateurs alliés, dans la région de Flobecq et de Bruxelles. Plusieurs soldats britanniques ont effectivement été cachés et nourris dans les bois de Flobecq durant l’hiver. Les sentences sont sans appel : peine de mort ou de 1 à 10 ans de travaux forcés.
Côté presse, ce n’est guère plus brillant. Depuis le début de l’occupation, l’administration allemande et la Propaganda Abteilung s’emploient à épurer bibliothèques et librairies et à éditer des ordonnances spéciales. Comme celle d’avril 1941, qui indique à la presse officielle comment elle doit relater les événements dans les Balkans : « (…) L’avance allemande ne signifie pas une attaque contre les Croates, les Serbes, ou les Grecs en tant que peuples, elle est menée contre les politiciens à la solde de l’Angleterre et, par le fait même, contre l’Angleterre. (…) On doit s’abstenir d’allusions à l’attitude de la Turquie. Pour l’appréciation des précédents militaires, il faut éviter de faire des comparaisons avec les campagnes de France et de Norvège (…) ».
Radio Bruxelles est sous la botte : le dimanche 22 juin, elle annonce que l’Allemagne s’est vue « forcée » d’agir contre l’URSS, qualifiée de « traître ». Un revirement de propagande radical mené de main de maître par les services de Goebbels.
Quant à l’oppression des Juifs, elle se manifeste de plusieurs manières : obligation d’indiquer « entreprise juive » sur les magasins et commerces exploités par des non aryens, obligation de remettre les postes de radio aux autorités allemandes, transparence et concentration des comptes bancaires détenus par des Juifs et autorisation requise du commandant militaire pour toute transaction financière opérée par un Juif, interdiction d’exercer des fonctions d’administration, etc.

La résistance
Mais le Belge s’accommode mal des contraintes et supporte de moins en moins qu’on touche à sa sacro-sainte liberté. Aussi la résistance s’intensifie, sous diverses formes. Début 1941, elle compte 1 à 2 milliers d’opposants actifs (ils seront plus de 80.000 au lendemain du débarquement du 6 juin 1944). Au départ, les actes se concentrent sur l’espionnage des forces d’occupation, l’évasion de militaires alliés et d’antinazis voulant rejoindre l’Angleterre et l’édition et la diffusion d’une presse clandestine exprimant le rejet de l’Ordre nouveau. Plusieurs titres circulent sous le manteau : le Patriote illustré (à partir de fin avril) ; L’Espoir, Clarté, Jeunesse Nouvelle notamment viennent compléter la liste de titres clandestins comme Le Belge, La Libre Belgique, Le Peuple, la Liberté, la Légion Noire.
La résistance prend aussi d’autres formes. Dans les églises par exemple, où un curé refuse la sainte communion à un groupe de jeunes nationalistes en uniforme.
Un système de surenchères « résistance contre occupant » s’installe. Arrestation et internement d’une centaine de Belges pour 1 soldat allemand tué ; ou encore arrestation de 10 anciens prisonniers de guerre et de 2 intellectuels à la suite de l’explosion d’une grenade devant la Kommandantur de Malines. « Les innocents paieront pour les coupables. »
Lorsqu’elle apprend que le bourgmestre de Bruxelles doit cesser ses fonctions sur injonction de l’occupant, la foule se masse autour de l’affiche qu’a fait placarder M. Van De Meulebroeck, affirmant notamment « (…) Je suis, je reste et je resterai le seul bourgmestre légitime de Bruxelles. (…) Ceux qui sont vraiment de notre race n’ont peur de rien ni de personne dans ce monde ; ils n’ont qu’une crainte, celle de ne pas faire tout leur devoir et de perdre l’honneur. (…) »
La politique du silence
Sur le plan de l’alimentation, les achats de produits alimentaires et autres passent par un circuit triangulaire. La Belgique peut commander des marchandises à ses fournisseurs habituels à l’étranger mais chaque commande doit passer par le service de clearing de Berlin. On imagine aisément les refus que peut opposer l’administration nazie, avec ou sans prétexte. Ou les retards de traitement, simplement pour jouer sur les prix (toujours à la hausse bien sûr). Ce circuit tourne évidemment dans le plus grand secret.
En avril 1941, le système de clearing se solde par une différence de 1.250 millions de francs en faveur de la Belgique. Mais l’argent n’arrive pas jusque chez nous. Et pourtant on en aurait grandement besoin, quand on sait que le tribut de guerre imposé par les Allemands à la Belgique s’élève à 1.250 millions de francs (par mois !) pour entretenir 600.000 soldats et 50.000 effectifs administratifs et leurs familles!
Une grève et une marche contre la faim
Si les Allemands sont bien nourris, ce n’est pas du tout le cas de la population belge, qui continue de maigrir. Durant toute la mauvaise saison, le Secours d’Hiver a distribué de la soupe aux plus petits dans les crèches et les jardins d’enfants. Vu la sous-alimentation des enfants, les jeux ou exercices physiques fatigants sont souvent supprimés. Sans parler des baisses de concentration et de capacités physiques pour tous les Belges. L’état de famine n’est pas loin. La viande a pratiquement disparu et les fruits et légumes, quand il y en a, sont à des prix exorbitants.
Partout, d’interminables files y compris pour tenter d’obtenir quelques aliments pour les animaux domestiques. Le Belge aimant le chocolat et les confiseries, il lui arrive de faire de longues files pour espérer satisfaire modestement sa gourmandise. Cela, c’est pour la ville.
Dans les campagnes, la situation est un peu différente : on y croise toutes sortes de gens avec des sacs de toile remplis de légumes sur les épaules, et une foule d’experts en contournement de barrages policiers qui tentent de ramener chez eux leur précieux butin ou de le vendre au marché noir.
La faim pousse même à la grève. A partir du 10 mai (date symbolique s’il en est), plusieurs mineurs et métallurgistes refusent de travailler s’ils ne reçoivent pas une ration suffisante. Le ras-le-bol s’étend aux charbonnages et aux carrières des bassins de Liège, du Centre, du Limbourg et du Nord de la France. Au plus fort du mouvement (connu sous le nom de « Grève des 100.000 »), on compte 60.000 grévistes, qui finiront par avoir partiellement gain de cause. Mais plusieurs manifestants et autres membres du Parti communiste belge sont traqués et arrêtés le 22 juin dans le cadre de l’opération Sonnenwende (Solstice d’été). Plusieurs sont envoyés à la citadelle de Huy où se trouvent déjà internés comme otages des magistrats, des hommes d’affaires et des avocats.
Le 29 mai, 3.000 femmes défilent dans Bruxelles pour réclamer plus de nourriture et la libération des prisonniers de guerre.
10 mai : triste anniversaire et… Parti unique
Le 10 mai 1941, la population belge commémore le triste anniversaire de l’invasion allemande en s’abstenant d’acheter la presse censurée et en restant chez elle l’après-midi. Les rues sont désertées. Les monuments aux morts ont été fleuris la veille, mais les fleurs ont été rapidement enlevées.
Ce même jour, REX et le V.N.V., le parti nationaliste flamand, joignent officiellement leurs forces en signant un accord qui scelle l’avènement du Parti unique. Léon Degrelle exulte : « Désormais il n’y aura plus de concurrents mais une seule gerbe de forces occupant tout le terrain national. » Le ton utilisé dans les textes de propagande n’est pas tendre. Les membres du clergé sont qualifiés de « canailles ensoutanées ». La franc-maçonnerie n’est pas épargnée, comme en témoigne cette menace : « Le goupillon est allié au triangle comme la pourpre cardinalice s’est alliée à la boue maçonnique. L’Etat totalitaire en tiendra compte. » (Le texte est signé V. Matthys, chef de la propagande de REX.) Vers la fin du mois, le Parti unique recrute de jeunes flamands pour la formation au combat : 6 mois dans des camps d’instruction allemands.
Pendant ce temps…
Le Führer poursuit ses plans de conquête. Au son de la Marche du Prince Eugène pour galvaniser les troupes affectées aux campagnes de l’Europe du Sud-Est et de l’Afrique du Nord, la Wehrmacht attaque la Grèce (où les troupes de Mussolini ont subi plusieurs revers et de lourdes pertes depuis octobre 1940 et où la présence britannique constitue une menace potentielle, à l’aube de l’invasion de la Russie ) et la Yougoslavie, puis la Crète. Début juin, l’Allemagne finalise son plan d’attaque contre la Russie, dans le plus grand secret et en assurant ses arrières par la signature d’un pacte d’amitié de 10 ans avec la Turquie. Le 22 juin, un an exactement après la signature de l’armistice avec la France, elle déclenche contre la Russie l’opération Barbarossa à laquelle participent des troupes roumaines, italiennes, slovaques, finlandaises et hongroises. Ces opérations sont foudroyantes et … sérieuses, au point que Goebbels promulgue en Allemagne une interdiction de danser ! « La danse ne cadre pas avec les offensives. »
Le 23 juin, les Belges ne parlent que de ça : l’Allemagne a envahi la Russie. Ils s’en réjouissent car pour eux, cela veut dire que les Allemands auront de quoi faire ailleurs, pressés qu’ils sont de se procurer les matières, produits et vivres dont ils ont cruellement besoin. Mais, revers de la médaille, la traque des communistes commence partout chez nous et plusieurs députés étiquetés bolchévistes ont déjà fui ou sont arrêtés.

Tout cela n’empêche pas les Britanniques de mener des raids massifs notamment sur Hambourg et Brême, ce à quoi l’Allemagne rétorque par des pluies de bombes sur Londres.
Par Martine Jones – Publié dans le bulletin trimestriel Militaria Belgica Info N° 100 (Q2-2021) de la SRAMA – Société royale des Amis du Musée royal de l’Armée et d’Histoire militaire – www.sramakvvl.be