La vie quotidienne en Belgique – Janvier-Février-Mars 1942

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Premiers signes d’un recul allemand

En ce 1er janvier 1942, l’heure n’est certes pas à la fête parmi les Belges. Mais malgré le froid extrême et les privations en tout genre, leur moral n’est pas si mauvais que cela.

Troupes russes montant au front depuis Moscou - Oleg Ignatovich - Décembre 1941 - Source Russian International News Agency (RIA Novosti)
Troupes russes montant au front depuis Moscou – Oleg Ignatovich – Décembre 1941 – Source Russian International News Agency (RIA Novosti)

En Russie, l’armée allemande n’est pas parvenue à entrer dans Moscou et a commencé à reculer. L’hiver russe a déjà prélevé un lourd tribut sur les troupes allemandes, laissant les plaines et les routes jonchées de cadavres, matériels, tanks, canons abandonnés. En Afrique du Nord, le général Rommel se replie à la frontière de la Tripolitaine. Mais ce qui frappe le plus l’opinion belge, c’est le ton du discours prononcé par le Führer qui, en ce début d’année, s’en prend de manière hystérique aux ‘conspirateurs’ internationaux – entendez par là les juifs, les bolchévistes, les capitalistes et autres. Qualifiant ses adversaires de voleurs, de toquards ou encore de fainéants, il ne peut cacher sa frustration de voir la guerre se prolonger, l’obligeant à ‘sacrifier’ de plus en plus de jeunes soldats.

Sur les ondes, les auditeurs belges peuvent évidemment suivre les nouvelles sur les postes allemands et autres stations domestiques et étrangères contrôlées par la censure , y compris celles de la France occupée. Pourtant, sur la liste des stations autorisées ne figurent pas celles de Vichy, ni de la Suisse ou du Vatican. Même celles de Milan et de Rome ne sont pas reprises, ce qui permet de se demander si la voix de Mussolini ne serait pas devenue indésirable…

Quant à la presse clandestine, elle vient de s’enrichir d’un nouveau titre au service de la résistance,  La Belgique de demain, qui s’est fixé pour mission de préparer « dès à présent la restauration morale, spirituelle et politique du pays ». Son premier numéro est consacré aux perspectives d’une réforme politique de la Belgique et aux bases d’une paix future.

Belgique : quel type d’état demain ?

La présence de l’occupant n’empêche nullement les partis de réfléchir à la Belgique de demain. Au contraire ! Les grandes familles politiques du pays s’accordent à reconnaître que notre démocratie doit être renforcée et, surtout, restructurée car le modèle d’avant-guerre a atteint ses limites, avec un pouvoir manifestement affaibli, des assemblées délibérantes stériles et prolixes, une population sans cesse plus exigeante et des finances publiques de plus en plus mal en point.

Cela mis à part, chacun dessine le paysage à son image.

Pour les socialistes par exemple, l’unité nationale doit être maintenue mais en développant l’autonomie des populations flamande, wallonne et bruxelloise. Une seule Assemblée législative remplacerait les deux chambres actuelles. Des conseils indépendants  épauleraient l’Assemblée et le gouvernement dans les domaines tels que l’économie, l’emploi, l’enseignement, la santé publique, etc.  L’autonomie communale serait maintenue. La presse serait bien sûr libre et indépendante. Le roi continuerait de régner sans gouverner. L’économie serait libérée de toute hégémonie capitaliste. L’enseignement élémentaire serait obligatoire jusqu’à l’âge de 16 ans. Pour les travailleurs, un salaire minimum et la stabilité de l’emploi seraient garantis. La situation légale de la femme serait la même que l’homme. Dans une possible « communauté européenne », la Belgique ne pourrait être assujettie à un autre Etat, mais la souveraineté nationale devrait s’effacer devant la solidarité économique internationale.

Du côté catholique,  on se concentre surtout sur le fonctionnement de l’état, avec un roi qui serait le chef de l’exécutif, le pouvoir législatif étant exercé par le roi et l’Assemblée nationale dont les membres seraient élus directement par les citoyens (les hommes uniquement) de plus de 25 ans. L’Assemblée serait épaulée dans sa tâche par un conseil général (organe consultatif constitué pour 6 ans et appelé à remplacer le  Sénat) et le conseil d’Etat. Les projets de loi devraient être soumis au conseil d’Etat et agréés par le ministre compétent avant d’être présentés à l’Assemblée. Les fonctions ministérielles s’exerceraient à l’exclusion de toute autre activité professionnelle rémunérée ou autre mandat public. Le vote serait obligatoire et secret.  Les lois seraient votées par décret. La Flandre et la Wallonie collaboreraient étroitement et le bilinguisme serait généralisé. Bruxelles aurait pour vocation de rapprocher les deux communautés, qui devraient s’y sentir à l’aise.

Ici Londres

Camille Gutt - Ministre des Finances (source Cegesoma)
Camille Gutt – Ministre des Finances (source Cegesoma)

Le 22 janvier, le ministre belge des Finances Camille Gutt prend la parole sur radio Londres. Ses propos invitent de manière subtile les Belges à ne pas céder aux réquisitions allemandes de métaux. Parce  que « l’année 1942 sera  l’année cruciale de la guerre, celle des usines et de la production d’armements ». Ne pas fournir de métaux à l’occupant – « ces métaux qui tuent des soldats alliés et retardent l’heure de la libération » –  c’est le priver de matières premières pour la fabrication d’armes.  Les Allemands ont beau avoir accumulé des réserves de cuivre, il leur en faut toujours plus. Pillant les réserves dans les pays conquis, ils commencent à loucher vers les clinches de porte et les lustres, les pièces de 5 francs et de 50 centimes.  Et C. Gutt de conclure : « Vous êtes en première ligne, la première ligne de la souffrance et du danger. Ce n’est pas à nous de vous dire ‘agissez de telle façon’. Nous vous faisons confiance. Le jour où nous rentrerons, nous verrons encore des processions de lustres réintégrant leur domicile légal et des bouteilles ayant abrité des pièces de monnaie. Et quelle joie alors de se dire : ‘Tout cela représente des vies belges que nous avons sauvées’. »

La bataille du travail

Suite aux lourdes pertes subies en Russie et à la pénurie de main-d’œuvre dans son industrie, l’Allemagne a cruellement besoin de bras, qu’elle va chercher dans les pays occupés. En Belgique, les dirigeants des usines refusent systématiquement les ‘invitations’ à transférer leur personnel ouvrier et technique outre-Rhin. Même refus de la part des Tramways bruxellois, à qui l’on avait demandé de transférer 1 000 hommes en Rhénanie. Et refus tout aussi obstiné de la part du Syndicat belge de l’acier, approché par l’occupant pour transférer en Allemagne non seulement le personnel technique et ouvrier, mais aussi les cadres et les ingénieurs des usines métallurgiques belges. Entretemps, l’occupant fait appel à la ruse pour parvenir à ses fins, privant des chômeurs de leur indemnité afin de les obliger à se mettre au service du Reich.

Bientôt pourtant, une ordonnance paraît le 6 mars dans le Verordnungsblatt. En vue « d’assurer la demande de travailleurs pour les travaux d’une importance spéciale », le service du travail obligatoire  est instauré. « Les habitants de la Belgique pourront être appelés à titre de service de travail obligatoire pour l’exécution de certains travaux dans le territoire du Commandant militaire. Dans ce but, les entreprises et administrations privées et publiques pourront être obligées de céder des travailleurs. »

Le collège des Secrétaires généraux en discute le 13 mars, avec des interprétations divergentes, les uns y voyant un enrôlement forcé, les autres une déportation.

Solidarité

Pour les prisonnies de guerre - octobre 1942 ©Focquet-Jones
Pour les prisonnies de guerre – 1942 ©Focquet-Jones

En plus de la Croix-Rouge, du Secours d’Hiver, des œuvres de l’Enfance et d’autres encore, plusieurs initiatives privées se sont développées sous la forme de foyers appelés ‘foyers Léopold III’. L’un d’entre eux est installé dans un hôtel particulier de la rue Montoyer, résidence du prince et de la princesse Eugène de Ligne. Cette sorte d’annexe à la Croix-Rouge abrite notamment un restaurant économique qui offre des repas sur place et prépare des hochepots à emporter. Le château de Beloeil héberge pour sa part 250 enfants, principalement de familles d’officiers. Le home de Momignies, près de Chimay et  celui de Grand-Halleux près de Vielsalm accueillent chacun une centaine d’enfants.  Un service social, chargé de la récolte et de la gestion des fonds, est attaché à chacun de ces foyers.

Entre octobre 1940 et octobre 1941, pas moins de 15 restaurants économiques ont été créés et ont servi 2 125 000 repas.

Des nouvelles de l’ULB

ULB Ecole Polytechnique WW2 (actuellement) Square Groupe G - ©ULB
ULB Ecole Polytechnique WW2 (actuellement) Square Groupe G – ©ULB

L’université de Bruxelles a définitivement fermé ses portes et les étudiants ne bénéficieront pas d’un enseignement organisé par l’Etat. A un certain moment en effet, l’autorité allemande avait approuvé l’idée d’un enseignement de « remplacement ». Mais les professeurs de l’ULB ne l’ont pas accepté et le projet n’a donc pas été mis en œuvre. 

On rappellera par ailleurs que les chefs des facultés de l’ULB avaient été internés à la citadelle de Huy pour actes de résistance. Ils ont été remis en liberté début mars, après plusieurs semaines de privations et un régime alimentaire pour le moins congru.

Recrutement pour le front russe

S’inspirant des techniques que leur ont enseignées les services de la propagande allemande, les rexistes d’une part et les nationalistes flamands de l’autre ne se privent guère d’organiser des manifestations au profit de la « reconstruction européenne ». Celles organisées en mars 1942 sont exemplaires : derrière les louanges au Führer pour avoir « sauvé notre patrie », se cache en réalité une vaste campagne de recrutement de volontaires pour le front de l’Est. Discours, symphonie triomphale à l’orgue soutenue par des tambours et fanfares, mâts aux couleurs du Reich, étendards rexistes et nationalistes, tout concourt à susciter l’enthousiasme des « futurs légionnaires ».  Les orateurs proclament leur conviction que l’Allemagne doit gagner cette guerre parce que c’est la seule manière de balayer le chaos d’où naîtra une nouvelle Europe.  Résultat : levée d’un contingent de 600 hommes qui iront rejoindre les 500 qui les ont précédés sur le front de l’Est et dont beaucoup ont déjà payé leur engagement de leur vie, face à l’intensification de la résistance et des contre-attaques soviétiques.

Parallèlement à ces manifestations, la Jeunesse nationale-socialiste d’Anvers organise un weekend d’étude pour analyser les mesures visant à favoriser la participation de jeunes Flamands aux moissons en Allemagne.

Et ailleurs dans le monde…

Le 1er janvier, 26 pays dont les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, la Chine et l’Union soviétique signent la déclaration des Nations-Unies à Washington.

Le 20 janvier, les secrétaires d’Etat des grands ministères du Reich se réunissent à Wannsee sous la houlette de Heydrich pour étudier les modalités « d’évacuation massive » des Juifs d’Europe vers l’Est.  Les premiers convois (1112 personnes) quittent la gare de Compiègne (France) à destination d’Auschwitz le 27 mars. 

Fin janvier, dans le Pacifique, l’armée nippone lance l’assaut contre Singapour, défendue par 85 000 Britanniques. La ville tombe aux mains du Japon le 15 février.

Le lieutenant-général Percival et son groupe sur le chemin de la reddition de Singapour aux Japonais - 1942 © Imperial War Museum
Le lieutenant-général Percival et son groupe sur le chemin de la reddition de Singapour aux Japonais – 1942 © Imperial War Museum
De gauche à droite : Le major Cyril Wild (portant le drapeau blanc) interprète ; le brigadier T. K. Newbigging (portant le drapeau de l’Union) chef de l’administration du commandement de la Malaisie ; le lieutenant-colonel Ichiji Sugita ; le brigadier K. S. Torrance, brigadier général d’état-major du commandement de la Malaisie ; le lieutenant-général Arthur Percival, officier général commandant le commandement de la Malaisie.

Par Martine Jones – Publié dans le bulletin trimestriel Militaria Belgica Info N° 103 (Q1-2022) de la SRAMA – Société royale des Amis du Musée royal de l’Armée et d’Histoire militaire – www.sramakvvl.be

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