En ce début d’automne, l’occupation commence à se faire plus lourdement sentir en Belgique. Les signes ne manquent pas.
Côté ‘occupant’.
A commencer par l’information. Celle diffusée sur les ondes de Radio Bruxelles équivaut tout simplement à du bourrage de crâne. La presse écrite n’est pas en reste. La censure allemande est partout et la répression se fait de plus en plus féroce contre les titres clandestins, qui se multiplient.
Dans le monde du travail, l’occupant cherche à réorganiser les syndicats sur le modèle corporatiste du IIIe Reich, en créant dès le 22 novembre 1940 un syndicat unique, l’Union des Travailleurs Manuels et Intellectuels, à tendance fascisante.
Il s’intéresse aussi au fonctionnement de l’Office de placement et de chômage : tous ces chômeurs représentent une charge pour la Belgique. Sont-ils informés des offres de recrutement en Allemagne ? Au-delà de cette aimable attention, tout Belge peut désormais être réquisitionné, sur ordonnance allemande, pour des travaux de surveillance.
Les Juifs seront chassés de l’administration belge dès la fin décembre. Les secrétaires généraux sont priés d’élaborer un règlement à cet effet, ce qu’ils refusent pour des raisons constitutionnelles. Qu’à cela ne tienne, les Allemands s’en chargeront eux-mêmes.
Dans la magistrature, à partir du 23 novembre, les nominations relèvent de l’administration allemande et non plus du Secrétaire général du ministère de la Justice.
Dans l’enseignement, les Allemands imposent la révision des manuels scolaires dans un sens plus conforme à la « vérité historique » et au « respect de l’honneur allemand ». A l’Université libre de Bruxelles, prétextant qu’une grande partie de la population belge souhaite la fermeture de l’université car trop radicale, de gauche et maçonnique, l’occupant veut imposer un professeur de l’université de Munich comme adjoint au recteur et un Bavarois pour la gestion courante. La direction de l’ULB refuse.
Les monuments à la mémoire des soldats anglais sont désormais gardés par des policiers, ce qui n’empêche pas une foule nombreuse d’y déposer des fleurs (rapidement retirées du reste par les rexistes). Tout cela sur fond de dissension croissante entre le Nord et le Sud du pays, que l’occupant s’ingénie à attiser en misant sur les deux conseils culturels (l’un flamand, l’autre wallon) qui avaient été créés en février 1938. Le conseil culturel flamand souscrit à l’idée allemande d’étendre ses rapports avec le Reich. Mais le conseil wallon reste beaucoup plus flou dans sa réponse.

A tous ces développements d’ordre fonctionnel viennent s’ajouter des signes plus brutaux du durcissement de l’occupation. Démolition du monument en mémoire de Philippe Baucq, place Jamblinne de Meux (Philippe Baucq avait été fusillé avec Édith Cavell le 12 octobre 1915), Nombreuses arrestations, notamment parmi les membres du clergé (suspectés de distribuer des tracts patriotiques et la Libre Belgique), ainsi qu’au siège de la Sabena, dont l’administrateur délégué est arrêté pour suspicion d’aide à l’évacuation de Belges vers l’Angleterre.
Côté ‘belge’.
C’est donc dans cette ambiance que vit le Belge, confronté à une multitude de défis pratiques au quotidien.
Dans le commerce, les Allemands font main basse sur tout : alimentation, vêtements, fourrure, voitures. Ils vont même jusqu’à confisquer pour 14 millions de francs de viande de boucherie en boîte qui avait été stockée au Secours d’Hiver pour nourrir les plus démunis pendant la mauvaise saison. Le Belge est mis à la portion congrue pour la viande, le beurre, la margarine, le café. La province de Luxembourg est tenue de fournir 100 têtes de bétail par semaine à l’occupant. Fin décembre, il n’y a plus de pommes de terre.
Pour se vêtir, ce n’est guère mieux. Le Belge n’a plus droit qu’à un costume par an, six mouchoirs, trois paires de bas… En revanche l’Allemagne veut bien nous fournir des produits dont nous n’avons pas besoin – des lames de rasoir par exemple ! Pour vendre des chaussures et des vêtements, il faut une autorisation communale.
Les voitures à essence disparaissent peu à peu. La distribution de carburant est parcimonieuse et quelques véhicules au gazogène commencent à circuler. Sur le plan financier, la Belgique est saignée à blanc. Après « l’acompte » d’août, l’Allemagne lui réclame des milliards pour couvrir les frais d’occupation. Les communes et les provinces ne sont pas épargnées. La côte belge enregistre de lourdes pertes sur les revenus des villégiatures ; le déficit atteint 8 millions de francs à Knokke, 3 millions à Blankenberghe). Sans parler des réquisitions et saccages de villas.

Chez lui, le Belge trouve son principal réconfort dans Radio Londres, même brouillée par les Allemands. Cela lui remonte le moral, surtout depuis qu’il est presque certain qu’Hitler a renoncé à envahir l’Angleterre. C’est aussi par ce canal qu’il apprend entre autres la réélection de Franklin D. Roosevelt aux États-Unis et la défaite italienne en Grèce en novembre, mais aussi malheureusement le bombardement de Coventry par les Allemands mi-novembre et la prochaine collaboration entre Pétain et Hitler.
Le soir, c’est l’occultation obligatoire à partir de 19.00h jusqu’à 08.30h. Dehors, les réverbères sont éteints. Les lanternes des rares autos, des vélos et des trams doivent être occultées. Difficile de reconnaître le numéro d’une maison ou d’un tram dans le noir absolu.
Les manifestations sont évidemment interdites. Malgré cela, le 11 novembre a été célébré massivement la veille par une foule silencieuse, arborant les couleurs nationales ou britanniques. Le jour-même, des incidents ont éclaté et des arrestations ont eu lieu. Plusieurs jeunes ont été envoyés en Allemagne.
L’année touche à sa fin dans un climat de tristesse mêlée d’espoir.
L’absence d’être chers, morts, disparus, prisonniers, travailleurs en Allemagne ou réfugiés attendant leur retour se fait cruellement sentir.
Les privations sont lourdes, mais le Belge garde confiance. Sa résignation au lendemain de la capitulation a cédé la place à une résistance croissante. Il fête Noël sans messe de minuit, mais parfois auprès d’un sapin discrètement illuminé. Et il se réconforte en écoutant les interventions d’instituteurs, d’aumôniers, d’aviateurs, de marins, d’infirmières, et de réfugiés convaincus que la justice finira par triompher.
Sept mois déjà que la Belgique est occupée. Aujourd’hui, une majorité se dessine pour rejeter l’Ordre nouveau. Le nombre de ceux qui croient en une victoire de l’Angleterre augmente tous les jours. Certains penchent pour une paix de compromis. Seule une petite minorité croit encore en une victoire allemande.
La colère initiale contre le gouvernement en exil s’est apaisée, même si la ‘question royale’ demeure. Les juristes reconnaissent que le gouvernement belge à Londres représente le seul gouvernement légal. Les secrétaires généraux sont sévèrement jugés en raison de leur soumission à l’occupant. Enfin, l’opinion déplore aussi le silence de la hiérarchie catholique (par rapport à l’attitude du Cardinal Mercier en 1914).
A la mi-novembre, le Roi Léopold III a, à sa demande, rencontré Hitler à Berchtesgaden mais ses souhaits sont restés lettre morte : pas de garantie d’un fonctionnement autonome de l’appareil d’état belge, pas de libération des prisonniers de guerre, pas d’amélioration au niveau du ravitaillement de la population. Celle-ci n’a pas été informée des résultats de la rencontre.
Par Martine Jones – Publié dans le bulletin trimestriel Militaria Belgica Info N° 98 (Q4-2020) de la SRAMA – Société royale des Amis du Musée royal de l’Armée et d’Histoire militaire – www.sramakvvl.be