À la veille du conflit.
En 1911, le secours aux blessés sur le champ de bataille est conçu et théoriquement organisé sur la base des hypothèses suivantes :
- Les blessés ne sont relevés qu’après les combats (leurs blessures étant supposées être provoquées par des balles modernes, elles ne seraient que peu infectées et ne provoqueraient que peu ou pas d’entaille de la chair).
- Leur évacuation se fait à l’arrière, loin des zones de combat, de préférence par rail (via la Croix-Rouge).
- Des brancardiers de combat ne sont donc pas nécessaires.
- Il n’y a pas de notion de triage des blessés.
- Il n’y a pas de moyens de transport, ni de traitement prévu à l’avant.
- Il n’y a pas de tactique sanitaire spécifique requise. Selon la logistique sanitaire en vigueur à l’époque, une gare et un hôpital sont désignés pour chaque division d’armée (près du cantonnement d’origine). Cela ne tient pas compte des urgences médicales.
Constat de pénurie et premières réactions.
Ce qui préoccupe surtout le Service de Santé de l’armée belge à cette époque, c’est la pénurie de personnel médical militaire formé. En 1913, le service militaire devient général (et ne vise donc plus un seul fils par famille). Si cela augmente les effectifs des troupes mobilisables et des services de secours, cela ne résout pas cette pénurie fondamentale.
Léopold Mélis, inspecteur général du Service de Santé (IGSS), réagit en créant une nouvelle catégorie de personnel de secours : les médecins stagiaires.
Il décide aussi d’apprendre à tout le personnel, y compris les officiers, à utiliser des pansements individuels.
Médecins.
En mai 1914, une loi élargit le cadre du Service de Santé et porte de 1 à 3 le nombre de généraux médecins, de 28 à 60 le nombre d’officiers supérieurs et de 175 à 254 le nombre de médecins. Mais le conflit éclate avant sa mise en application. Le nombre de vrais chirurgiens – militaires et civils – qui pratiquent régulièrement des interventions majeures est très limité.
Il n’y a que 166 médecins de carrière avec entraînement et éducation militaires, dont 23 sont de jeunes diplômés et n’ont pas encore eu de contact avec la troupe, et 12 médecins de réserve avec pratique militaire. Ils n’ont qu’une connaissance théorique des règlements (médico-)militaires enseignés à l’école de médecine militaire de Beverlo (créée en 1913 à l’initiative de L. Mélis). Aucun médecin de réserve n’est prévu en temps de guerre.
Le 6 août 1914, 65 médecins stagiaires sont promus par Arrêté Royal au grade de médecin adjoint (au moment de la mise sur pied de guerre, la plupart sont diplômés depuis moins de trois mois). Le 7 août 1914, une disposition ministérielle rappelle plus de 430 médecins appartenant aux classes de milice en congé illimité. Ces médecins n’ont aucune connaissance de la discipline et des devoirs militaires. Plus de 172 élèves médecins auxiliaires et aspirants sont également appelés. 124 médecins s’engagent volontairement.
Brancardiers.
Le nombre de brancardiers s’élève à 1850. Ils sont qualifiés, mais n’ont aucune préparation militaire.
Pharmacie.
La pharmacie centrale, dont le siège est à Anvers, dépend directement de l’inspecteur général du Service de Santé. En temps de paix, elle achète et fabrique les médicaments et préparations pharmaceutiques pour les différents hôpitaux. Elle possède une réserve de pansements et de médicaments pour la population civile en cas de siège.
En ce qui concerne le matériel, tout doit être modernisé (sacoches, coffres, sacs, musettes…) Mais depuis 40 ans, il n’y a pas de budget.
Au début du conflit, on compte 62 pharmaciens de carrière et 14 pharmaciens de réserve ; 71 pharmaciens sont rappelés de congé illimité avec le grade de pharmacien auxiliaire.
Personnel infirmier.
Les infirmiers sont au nombre de 1.900, dont 1.360 pour l’armée de campagne. Au niveau du personnel infirmier, des sœurs hospitalières assistent depuis toujours les médecins dans les hôpitaux militaires. Il n’y a pas d’infirmières, et encore moins d’infirmières diplômées, dans l’armée. Dans le civil, en Belgique, il n’y a que 50 infirmières diplômées, formées à l’École Edith Cavell, fondée en 1907 par le Dr Antoine Depage et dirigée par Edith Cavell.
Hôpitaux militaires.
Au moment de la mobilisation, les hôpitaux d’Anvers, Liège, Namur, Termonde, Beverlo, Bruxelles, Louvain, Malines et Vilvorde (capacité totale 2.320 lits) sont sous la direction immédiate du Service de Santé de l’armée belge.
À la mise sur pied de guerre, sont constitués à Anvers deux hôpitaux annexes, un dépôt de convalescents et un dépôt de matériel hospitalier.
Les établissements hospitaliers d’Arlon, Mons, Tournai, Gand, Bruges, Ypres et Ostende (1.050 lits au total) passent sous la direction de la Croix-Rouge de Belgique.
Association de la Croix-Rouge.
Le Service de Santé de l’armée belge collabore avec l’Association de la Croix-Rouge, qui en est officiellement l’auxiliaire selon ses statuts (Arrêté Royal du 22 janvier 1892 – 10199). L’Association de la Croix-Rouge doit lui apporter son aide. En cas de guerre, elle doit se conformer au règlement du Service de Santé en campagne. Pour que son organisation soit bien alignée sur celle du Service de Santé, il est prévu que l’Inspecteur général de ce Service siège en tant que Vice-Président au Comité directeur de la Croix-Rouge. Dans la pratique toutefois, ce ne fut plus le cas à partir de 1905.
Au début du conflit, la Croix-Rouge est dans l’incapacité de fournir les services prescrits : personnel, colonnes d’ambulances, hôpitaux volants, brancards, appareils de suspension pour trains sanitaires, etc. font défaut. Elle ne peut pas non plus assurer l’évacuation des blessés selon les dispositions prévues.

Trains sanitaires.
En théorie, le Service de Santé devait disposer de 300 wagons transformables pour l’évacuation des blessés, pouvant assurer le transport de quelque 5.000 blessés couchés. Au début du conflit, il peut compter sur 33 trains sanitaires pour le transport de 3.840 hommes couchés et 3.600 hommes assis (le personnel et le matériel devant être fournis par la Croix-Rouge).
Un exploit : évacuation de plus de 10.000 blessés entre le 17 août et le 14 octobre 1914.
Sur le plan du Service de Santé, un épisode de la campagne de 1914 mérite d’être relaté : c’est l’évacuation des nombreux blessés au combat alors que l’armée belge se replie, sur Anvers d’abord, puis sur Ostende et enfin sur Furnes.
La logistique mise en place sous les bombardements et la rapidité de réaction du Service de Santé peuvent être considérées comme exemplaires vu les moyens limités de ce Service. En voici un bref compte-rendu.
De Bruxelles à Anvers.
Le 17 août 1914, l’Inspection générale du Service de Santé (IGSS), sous la direction de L. Mélis, quitte Bruxelles pour Anvers. Selon les prescriptions du plan de mobilisation, des hôpitaux annexes sont installés au Collège Saint-Jean Berchmans, à l’école moyenne de la Ville, au Collège des Jésuites, à l’école communale rue du Grand Chien. De nombreuses ambulances sont également mises en place. Au total, la capacité atteint 15.000 lits pour l’armée de campagne. Fin septembre/ début octobre, à la suite de la poussée allemande vers Anvers, la capacité maximale utilisée est de 12.000 lits. Face à ce chiffre, le nombre de médecins militaires est dérisoire (environ 1.200).
Entre le 30 septembre et le 7 octobre, ordre est donné d’évacuer, sur la base navale de Zeebruges, la moitié des approvisionnements en médicaments et éléments de pansement de la Pharmacie centrale de l’armée et les appareils démontables pour la fabrication des articles. Le transfert a lieu par trains sanitaires qui passent sur la rive gauche de l’Escaut de nuit, tous feux éteints, et sous les tirs ennemis, via l’unique pont de chemin de fer.
Le 7 octobre débute le bombardement d’Anvers. Plus d’eau, plus de chauffage, plus de pain, plus de viande. L’armée belge et ses blessés refluent vers la côte. Les Allemands entrent dans la ville le 10 octobre.
D’Anvers à Ostende : évacuation vers Dunkerque et l’Angleterre.
L’État-Major décide d’évacuer tous les blessés transportables d’Anvers vers Ostende. Comme Anvers a été bombardée, l’évacuation se fait de manière précipitée, par le seul axe possible : pont de Tamise, Lokeren, Eeclo, Bruges, Ostende. Cette voie est surchargée et encombrée de matériel de guerre, munitions, vivres…
L’IGSS L. Mélis arrive à Ostende le 7 octobre au soir. Il va passer sept jours à Ostende pour coordonner, avec la Croix-Rouge, l’évacuation des blessés. Entretemps, il faut hospitaliser et ravitailler 12.000 à 13.000 blessés (venant d’Anvers, Gand, Eeclo, Ypres et Bruges) le long du littoral où les diverses ambulances, anglaises et belges, n’offrent qu’une capacité de… 2.000 lits !
Le 8 octobre, Mélis réquisitionne les hôtels. Le 9 octobre, il presse le Ministère des Affaires étrangères de demander à l’Amirauté anglaise d’envoyer quatre transports (un à Zeebruges et trois à Ostende) pour évacuer les blessés. Le 10 octobre, le Palace de Zeebruges est transformé en une ambulance de 500 lits. Le 12 octobre, Mélis visite plusieurs officiers hospitalisés et supervise l’organisation des soins pour les blessés à Knokke. Entretemps, il apprend que l’Amirauté anglaise a accepté d’organiser le transport de 8.000 à 10.000 blessés vers l’Angleterre… en 10 jours. C’est beaucoup trop long !
Mélis prend alors des mesures immédiates qui vont permettre d’évacuer quelque 16.000 blessés en moins de seize heures vers la France et l’Angleterre.
Le 13 octobre, il ordonne de réunir tous les hospitalisés à la gare-ville d’Ostende (Ostende Gare) et à la gare maritime d’Ostende (Ostende Quai).
En accord avec le directeur des Tramways du Littoral, des trains-trams sont organisés de Knokke-Le-Zoute et de Westende-Nieuport vers Ostende pour le regroupement des blessés. Le même jour, entre 18h00 et 19h00, un premier train est formé à Ostende Gare avec l’accord du chef de station. D’autres trains seront formés ensuite pour évacuer 5.000 blessés vers Calais.
Par ailleurs, avec l’accord du directeur général de la Marine, trois malles sont organisées pour évacuer 1.000 à 1.200 blessés. 500 autres blessés seront évacués sur trois bateaux privés ou de transport (le Copenhague, le Munich et le Harwich).
D’Ostende vers Dunkerque et l’Angleterre.
Toujours le 13 octobre, à 22h00, les embarquements débutent à partir de la gare maritime et de la gare-ville d’Ostende. Allant d’une gare à l’autre, Mélis et son médecin adjoint Paul Derache supervisent personnellement les opérations. Un médecin est affecté à chaque train et bateau.
8.500 blessés sont acheminés en train vers Dunkerque et de là, vers l’Angleterre.
Le rapport de l’IGSS du 14 octobre à 17h00 précise :
- Plus de blessés à Knokke, Duinbergen et Middelkerke.
- Évacuation achevée ou en cours à Heyst, Blankenberge, Wenduyne, Hôpital militaire d’Ostende.
- Tous les hôtels sont fermés à Westende.
- La situation au Coq est à ce moment inconnue.
Mélis quitte Ostende le 14 octobre à 17h30.
Pendant la bataille de l’Yser, du 17 octobre au 1er novembre.
Au cours des combats visant à maintenir les positions d’abord le long de l’Yser puis sur l’axe ferroviaire Dixmude-Furnes, les formations avancées du Service de Santé régimentaire, postes de secours, places de pansement et sections d’hospitalisation sont fréquemment déplacés.
Durant tous les combats, les médecins font preuve d’un dévouement extrême, aux limites de leur résistance physique.

Ce qui prime pour le Service de Santé, c’est une évacuation la plus rapide possible des blessés vers l’arrière. Les blessés sont évacués par charroi hippomobile, voitures d’ambulance ou tram vicinal Ypres-Furnes, puis transbordés dans des trains sanitaires à destination de Dunkerque, Calais et l’Angleterre.
Jusqu’au 20 octobre, il n’y a aucune ressource hospitalière à Furnes, hormis l’hospice des vieillards où ont été dirigés des blessés intransportables. Le 20 octobre, le Belgian Field Hospital s’installe au Collège épiscopal. Il est composé de chirurgiens et d’infirmières anglais.
À Dunkerque, plusieurs hôpitaux belges sont établis entre le 16 octobre et le 6 novembre : l’hôpital Saint- Pol s/Mer-Faubourg, le bateau-hôpital Stad Antwerpen et l’hôpital de la rue du Fort-Louis où le service de grande chirurgie n’entre véritablement en activité qu’en décembre.
Les blessés et les malades qui n’ont pas pu être évacués vers l’Angleterre sont, selon les ordres du Grand Quartier Général, hospitalisés à Calais. Si le personnel médical, administratif et infirmier belge y est arrivé les 13 et 14 octobre, le matériel hospitalier lui est inexistant (il a dû être abandonné à Bruxelles et à Anvers). Malgré l’ouverture de plusieurs ambulances à Calais, alors que le nombre de blessés provenant du front de l’Yser ne cesse d’augmenter, la capacité hospitalière totale demeure insuffisante. Le nombre de blessés ne commence à diminuer qu’une fois la bataille de l’Yser terminée.
Réorganisation du Service de Santé à la stabilisation du front.
Après la bataille de l’Yser, le front belge est divisé en différents secteurs correspondant chacun à l’effectif d’une division d’armée. Chaque secteur dispose d’un certain nombre de formations médicales. Viennent ensuite les hôpitaux d’évacuation, et trois hôpitaux chirurgicaux : l’Ambulance de l’Océan (Croix-Rouge) à La Panne, et les hôpitaux militaires (HM) de Cabour à Adinkerke (auquel succèdera Beveren-sur-Yser) et Hoogstaede. L’évacuation des blessés à partir des hôpitaux d’évacuation vers les hôpitaux chirurgicaux se fait selon l’état des blessés et la longueur totale du trajet à parcourir.
En première ligne, le service sanitaire consiste en un poste de secours (PS) de bataillon, ou en cas de besoin, d’un poste de secours avancé. Sur la ligne de contact, le soldat blessé applique son pansement individuel, éventuellement avec l’aide d’un infirmier de compagnie ou d’un brancardier. Il rejoint ensuite, à pied, sur brancard ou avec un autre moyen de fortune (toile de tente) le PS de bataillon. Le personnel de ce PS se compose d’un médecin de bataillon, d’un élève médecin, d’un soldat porte- sac et de brancardiers. Le blessé est pansé par le médecin et dirigé sur le point de prise en charge (PCh) où sont regroupés tous les blessés du régiment. De là, les blessés sont évacués par voiture d’ambulance hippomobile ou automobile vers la place de pansement divisionnaire (PPD) ou sur une des deux sections d’hospitalisation de la division recevant les blessés qui peuvent supporter un transport prolongé vers l’arrière ou qui pourront être bientôt (quatre à cinq jours) renvoyés au front.
Enfin, les blessés sont dirigés vers un hôpital d’évacuation d’armée (HEA) où ils sont pris en charge par un train sanitaire (TS).
Cette réorganisation est notamment le résultat de l’apparition d’une notion nouvelle dans le traitement des blessés – celle du triage, selon laquelle on catégorise les blessés en fonction de leur état.

Par Martine Jones – Extrait de l’article “Si j’avais été blessé dans le Westhoek en 14.-18…” publié dans la revue annuelle Militaria Belgica 2020 de la SRAMA – Société royale des Amis du Musée royal de l’Armée et d’Histoire militaire – www.sramakvvl.be